Améliorer la sécurité. Ce qui ne marche pas (bien) et pourquoi ?
« Trop de sécurité tue la sécurité. Rien que cette année, c’est ma huitième journée de formation. C’est pas ça, c’est sympa, fait chaud et les sandwiches sont gratuits, mais quand j’y retourne demain, le boulot, il m’attend. Du coup, on me dit que je dois faire gaffe à ça et à ça, mais demain, y aura personne pour me dire d’y aller mollo. On parle tout le temps de sécurité, mais la vérité, c’est que demain quand je serai à nettoyer la cuve, je serai en train de prier pour qu’un débile ne la remplisse pas en même temps vu que ça arrive au moins une fois par mois. Non, y a pas eu de mort, et c’est la preuve que les miracles ça existe, parce que à chaque fois, on a réussi à sortir avant d’être coincé dedans. Ici la sécurité, c’est de se demander quelle porte coupe-feu on va installer alors que l’usine elle est déjà en feu. Personne n’y croit plus. On se croirait à un match de politiciens.»
Le type de motivation varie en fonction de son degré d'internalisation. La motivation intériorisée entraîne un comportement autonome. Une motivation interne est liée à l’adhésion de la personne aux comportements de sécurité, c’est-à-dire que la personne ne fait pas les choses parce qu’elle doit mais parce qu’elle y croit. Cette attitude existe quand les salariés sont convaincus par la cohérence du management : la direction DIT que la sécurité est primordiale et MONTRE que c’est vrai. Le contraire de l’exemple ci-dessus.
Une motivation externe est celle qui est liée à la perspective de récompenses ou de conséquences négatives pour les comportements risqués ou dangereux. La motivation externe peut donner de bons résultats mais coute très cher à l’entreprise en mécanismes de contrôle. De plus, les salariés n’adhèrent jamais vraiment aux comportements de sécurité. Dans les cas extrêmes, la sécurité est simplement vue comme une inutile pression de plus.
Pour que « la sécurité soit l’affaire de tous », le slogan favori à la mode, il faut bien des choses, et la première est que les salariés doivent comprendre pourquoi et à quoi ça sert. Nous verrons que même ça, ça n’est pas suffisant pour modifier les comportements de sécurité, mais c’est la base.
« Un matin, on nous a dit qu’à partir de maintenant, fallait porter nos lunettes dès qu’on rentrait dans l’atelier et qu’on devait jamais les enlever. J’ai demandé pourquoi et on m’a répondu que c’était pour des raisons de sécurité. J’ai insisté un peu et j’ai demandé quelles raisons de sécurité ? Tout ce qu’on m’a répondu c’est que ça venait d’en haut et que c’était indispensable pour pouvoir conserver notre agrément de maintenance sur certains modèles. J’ai pas insisté, ça sert à rien. »
Lorsque la motivation des employés en matière de sécurité est contrôlée, les comportements et les activités de sécurité sont réalisés parce que l'employé se sent obligé de le faire. En d'autres termes, les employés se sentent contraints ou obligés d'effectuer certaines activités de sécurité. La pression exercée sur les employés pour qu'ils adoptent des comportements sécuritaires peut provenir d'une autre personne (p. ex., un superviseur, un collègue), d'un groupe (p. ex., l'organisation), de la société (p. ex., la loi sur la santé et la sécurité au travail) ou des individus eux-mêmes. Par conséquent, la motivation à la sécurité contrôlée peut être classée comme une pression externe.
La théorie de l'autodétermination postule que les formes autonomes de motivation produisent un comportement plus cohérent et de meilleure qualité que les formes contrôlées de motivation. Pas facile à mettre en place. Mais les gens qui s’engagent librement sont ceux qui adhèrent à leurs engagements de la façon la plus forte et la plus durable.
Le postulat de ce livre est à la fois simple et douloureux. Il part du principe que les salariés sont des êtres majoritairement intelligents. C’est la responsabilité du management de trouver des solutions pour que les consignes de sécurité soient respectées. Si les consignes ne sont pas respectées, on peut en blâmer les salariés, mais il me semble plus sage de suggérer au management de se sentir responsable.
J’ai dit que le postulat de ce livre pouvait être douloureux. Si vous lisez ce livre, il est probable que vous soyez actif dans la sécurité au travail. Il est possible que d’ici la fin de ce livre, vous vous rendiez compte que vous avez parfois mis en place des stratégies qui ne marchent pas. J’espère que vous le prendrez comme une bonne nouvelle.
C’est le moment de vous parler du locus de contrôle. Ce terme, qui fait penser à un fruit de mer des profondeurs, est un concept psychologique redoutablement important.
Il y a deux types de locus de contrôle : l’interne et l’externe.
Un locus de contrôle externe, c’est quand une personne est intimement convaincue que ce qui arrive (de mauvais) est principalement causé par le hasard ou les autres. Ce qui signifie directement que cette personne n’a aucun pouvoir sur les évènements. La maîtresse phrase du locus de contrôle externe est : « ce n’est pas ma faute ».
Un locus de contrôle interne, c’est quand une personne est intimement convaincue que ce qui arrive (de mauvais) est principalement du ressort de sa responsabilité. Quand les choses se passent mal, cette personne pense que c’est sa responsabilité d’améliorer la situation. La maîtresse phrase du locus de contrôle interne est : « je suis responsable » ou « je m’en occupe ».
Notez que tout le monde a un locus de contrôle interne très développé quand tout va bien ou en cas de succès.
Chaque fois que vous blâmez l’entreprise, une équipe ou un individu pour quelque chose qui se passe mal, c’est votre locus de contrôle externe qui parle. La conséquence directe est que vous ne pouvez rien changer à la situation, puisque comme c’est la faute des autres, c’est à eux à changer. Ce qui ne se produit pas très souvent.
Ce livre se lit avec un intense locus de contrôle interne. Que pouvez-vous changer, améliorer, en vous sentant responsable ?
On a longtemps cru que le changement d'attitude s'obtient uniquement par le discours, par le pouvoir des mots. On table alors sur des tracts, des affiches, des conférences, des formations où les participants sont supposés ingurgiter un savoir qu’ils recracheront dès le lendemain sous la forme de nouveaux comportements. Ces dernières années, les témoignages bouleversants d’opérateurs blessés au travail ont la cote, surtout lors des safety days, entre le sandwich et le verre de Coca. Tout juste avant le discours du grand patron.
Notre civilisation est entièrement construite sur l’idée qu’un argument bien placé va changer le comportement de celui qui l’entend. Le concept est noble, je le reconnais. Il suffirait simplement d’influencer la pensée d’un individu pour provoquer le changement attendu, en partant du principe que si je suis convaincu de quelque chose, je serai cohérent avec cette pensée et agirai en fonction. Ben non. Au fond, vous le savez depuis toujours que c’est faux. Le culte de la belle idée, c’est magnifique, je voudrais que ce soit vrai, mais ça ne fonctionne pas. Enfin, pas assez bien lorsqu’il s’agit de modifier un comportement existant.
Une étude américaine révèle que la probabilité d'être fumeur à 17 ans est exactement la même chez des élèves ayant suivi 65 séances de sensibilisation entre 8 ans et 17 ans que chez des élèves n'ayant pas suivi ces séances.
Cette étude portait sur 10.000 enfants américains répartis en deux groupes : ceux qui suivaient les campagnes de prévention et ceux qui ne les suivaient pas. Précisons aussi que les animations avaient été finement choisies, de manière à être les plus pédagogiques et les plus ludiques possibles. Rien. Nada. Zéro résultat. Pourtant, tous les enfants du groupe « sensibilisation » sont parfaitement au courant des dangers du tabac. Il est plus que probable que le groupe des non-sensibilisés n’en ignore rien. Mais ça ne change rien. D’autres facteurs, plus puissants que la simple connaissance ont influencé ces enfants à commencer à fumer.
Avoir recours à la persuasion consiste à peser sur les pensées et croyances des individus, dans le but, le plus souvent, de peser sur les comportements. Mais cette approche traditionnelle voit son efficacité amoindrie par différents facteurs de résistance et surtout le passage non automatique d’une idée à un acte : un individu peut tout à fait être d’accord avec le contenu d’un message, y adhérer totalement, et adopter des comportements contraires à ceux que le message vise à faire adopter.
Tout le monde sait que le casque protège la tête, ce n’est pas pour autant que les gens le portent. Idem pour tous les équipements de sécurité. Ce qui précède est une évidence. Y a-t-il quelqu’un autour de vous qui ignore que le casque protège la tête ? Est-ce qu’il y a un manque d’informations à ce sujet? Non. Répéter à l’infini la nécessité de le porter ne fera que porter atteinte à l’intégrité de vos cordes vocales.
Presque tout le monde pense que faire du sport régulièrement est bon pour la santé, mais la majorité des gens n’en font pas.
15% des médecins généralistes français fument régulièrement. Ils ne doivent pas penser que c’est excellent pour leur santé.
Des tas de gens aiment les animaux, mais à peine 3% des gens sont végétariens. Cette merveilleuse incohérence n’a pu être contournée qu’en donnant des noms différents aux animaux vivants et à ceux que nous allons manger.
Si je demande à un groupe de 10 personnes, qui pense que donner son sang volontairement est un acte de civisme et de solidarité, j’en aurai 8 ou 9 qui vont lever la main. Quand ensuite je demande qui a donné son sang durant les 12 derniers mois, j’en aurai peut-être un ou deux à se manifester.
Si je demande à ce même groupe qui pense que téléphoner au volant est dangereux, j’aurai sensiblement les mêmes chiffres. Sauf que quand je demande qui l’a fait durant les derniers mois, j’ai 3 ou 4 personnes qui vont lever la main.
Quand j’anime des ateliers de vigilance partagée, je prends deux minutes pour définir ce dont il s’agit. Il s’agit de faire attention les uns aux autres, sans agressivité et sans lien hiérarchique. Bref, un mécanisme de solidarité. Puis, je demande aux participants ce qu’ils en pensent. Presque tout le monde trouve ça super. Mais si je m’arrête là, personne ne le mettra en pratique. Parce que d’autres facteurs vont entrer en jeu au moment de mettre en pratique ce en quoi nous croyons. Et ces facteurs sont plus puissants que notre simple conviction.
A une échelle plus globale, nous voyons que les jeunes de 18 à 30 ans se mobilisent massivement en faveur de l’environnement. C’est même le sujet de préoccupation numéro un (pour 32% d’entre eux) pour cette tranche d’âge.
Mais selon une étude réalisée par le Crédoc (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie) en 2019, il existe un splendide paradoxe entre les croyances de cette génération et leurs actes.
Ils sont 64% à affirmer trier les déchets contre 80% pour l’ensemble de la population.
44% à acheter des légumes de saison contre 64% pour l’ensemble de la population.
33% à limiter leur consommation de viande contre 44% de la population
Et la liste continue avec le nombre de voyages en avion par an, le choix des vêtements en fonction de leur pays de fabrication, choisir des produits avec peu d'emballage…
Enfin, tout le monde est d’accord pour sauver la planète mais 2% des gens sont prêts à renoncer à leur voiture pour y parvenir. L’environnement et sa protection est un sommet d’incohérence entre les valeurs affirmées et les comportements produits. Tout le monde ou presque pense qu’il faut faire quelque chose, mais surtout si ce sont les autres qui changent. Pourtant, nous sommes en grand péril. Oui, mais c’est pas sûr et c’est pas pour tout de suite. Au fond, on sait tous qu’il faudrait qu’on se bouge un peu, je veux dire concrètement, et pourtant une toute petite minorité d’entre nous se rejoignent dans leurs pensées et leurs actes. C’est simple, quand je pense à la protection de l’environnement, la première chose que je vois, c’est Jean Claude Van Damme en train de faire son grand écart entre deux chaises.
La liste est infinie.
Non, nous n’agissons pas systématiquement en fonction de nos convictions.
Mais si nous n’agissons pas selon nos convictions, alors nous agissons en fonction de quoi ?
Pour commencer, en imitant les autres, ce qui est presque toujours une valeur sûre.
Si la situation est nouvelle et qu’il n’y a personne pour nous inspirer, on fait comme on a toujours fait. Le plus important à comprendre ici, c’est que ce qui construit un comportement, c’est notre comportement précédent, pas notre croyance sur le sujet.
Et bien entendu, en fonction des contraintes. Je sais que partir en avion n’est pas bon pour l’environnement, mais je n’ai qu’une semaine de congé et partir en train sera trop long. Je sais qu’il serait bien que je donne mon sang, mais ça va me prendre deux heures. Je sais que je dois mettre des gants pour ouvrir ce carton avec un cutter, mais je n’ai pas envie de perdre du temps à les mettre alors que le job prend dix secondes.
D’autres raisons aussi, que nous aborderons plus loin.
Pas grand-chose à voir avec nos belles valeurs, notre liberté chérie, la richesse ébouriffante de notre personnalité. La vraie cohérence n’est pas avec nos valeurs, nos pensées ou nos croyances, mais avec nos actes précédents. Ou alors, on fait comme les autres, histoire de ne pas se tromper. Pas tout le monde, seulement la grande majorité. Mais pas vous bien sûr.
La pédagogie de la sécurité est exclusivement basée sur l’information donnée et reçue par les participants de façon totalement passive. On joue exclusivement sur la pensée. Les salariés sont placés en position de récepteur passif. Ils intègrent un savoir, mais le passage du savoir au pouvoir n’est pas automatique.
Là où vous travaillez, il y a probablement des affiches avec de beaux slogans. On en trouve partout. Est-ce que quelqu’un a jamais mesuré l’impact de cette forme de promotion ? Genre, on en colle partout dans un hall et aucune dans un autre et on regarde si ça change quelque chose ? Dans le meilleur des cas, on mesure le niveau de rétention de l’information, c’est-à-dire le pourcentage des gens se souvenant avoir vu l’affiche ou étant capable de se remémorer le message qui l’accompagne. Ce qui est une mesure de rien du tout puisque même si vous vous souvenez d’un slogan, ça ne prouve toujours pas qu’il ait un effet sur les comportements. J’ai trouvé une seule recherche de mesure d’impact de deux campagnes d’affichage. En Finlande.
Dans le premier cas, il s'agissait d'une campagne d'affichage d'une durée de 6 à 7 mois concernant un pétrolier et un ferry. On compare les effets de ces actions à deux situations témoins (sans affichage) dans des navires identiques. Les slogans furent élaborés avec le personnel concerné et se rapportaient essentiellement à l'ordre et à la propreté et à un encouragement pour détecter et supprimer les risques.
La seconde action se déroulait également dans la construction navale selon les mêmes principes mais s'adressait à différents services utilisateurs d'échafaudages et d'échelles.
Toutes ces actions ont été accueillies favorablement par leurs destinataires. A l'issue de ces actions, les slogans les plus mémorisés l'étaient par 30 à 40 % des personnes pour le pétrolier et dans le cas du ferry 30 à 65 % des personnes retenaient 4 slogans.
Toutefois les inspections, pourtant plus nombreuses sur ces navires que sur les navires témoins, ne permettaient pas d'observer une amélioration significative de ces aspects. De plus, la gravité des accidents survenus durant ces campagnes n'avait pas varié de façon notable.
Dans le cas de la "campagne échafaudage", 63 % des intéressés avaient lu une information consacrée à la sécurité des échafaudages et 21 % se souvenaient d'avoir entendu leur contremaître parler du problème. Toutefois, là encore, à partir d'observations, on ne note pas de modification dans les comportements réputés dangereux. Cette recherche ne dit pas que les affiches sont inutiles, mais qu’elles ont un impact inexistant sur les comportements.
Attention, il n’est pas inutile d’expliquer les choses aux travailleurs. Il est essentiel que les gens soient informés. Avoir leur conviction est un pas important et nécessaire. Mais ça n’est juste pas suffisant. Il n’y a pas de modification massive des comportements si les participants ne s’engagent pas à le faire.
Rappelons qu’en prévention, la difficulté consiste à modifier un comportement existant, et c’est précisément ce qui est le plus compliqué. Lors de mes débuts en tant que formateur dans les années 90, j’ai été engagé par une compagnie aérienne sur un projet de gestion de l’agressivité. A l’époque, la politique des compagnies européennes était basée sur la satisfaction du client à tout prix. Sauf qu’avec l’interdiction de fumer et diverses contraintes, l’agressivité verbale et physique avait fait un bond de 400% en très peu de temps. Un passager se montrait insultant avec le personnel de cabine ? Pas de problème, il était transféré en première classe. La satisfaction du client avant tout. Et le personnel de cabine avait toujours connu ça. Sauf que les compagnies dans leur ensemble souhaitaient que ce personnel développe un niveau d’assertivité un rien plus élevé que celui d’une carpette humide. Apprendre à se faire respecter tout en restant respectueux en toute circonstance. La formation durait 2 jours pour le personnel en place, avec il faut le reconnaitre, des résultats mitigés tant les gens avaient l’habitude d’accepter tout et n’importe quoi. Par contre, la formation pour les nouveaux entrants ne durait qu’un seul jour et produisait des effets évidents. Ces derniers ne devaient pas changer de comportement, ils apprenaient juste quelque chose de nouveau.
On peut donc se dire qu’en misant massivement sur les nouvelles générations, il sera plus facile de modifier les comportements de sécurité. C’est en partie vrai. Mais quand le jeune arrive dans l’atelier, dans le stock ou en cuisine, tout fier de son nouveau savoir, il veut avant tout se faire accepter par les anciens. Et pour ça, une seule recette : l’imitation. Retour à la case départ. La pression sociale et les effets de groupes, nous y reviendrons aussi.
Une étude veut déterminer dans quelles conditions les consignes de sécurité accompagnant les outils sont ou non respectées. Le chercheur répartit 40 personnes en quatre groupes égaux selon l'expérience qu'ils ont de l'usage d'outils plus ou moins dangereux (avec ou sans expérience) et selon la nature des instructions qui leur sont communiquées avant l'expérience (présentation générale ou axée sur la sécurité). Chaque personne doit utiliser une petite scie à chaîne électrique accompagnée d'une notice mentionnant les précautions à prendre (ajuster la chaîne, porter des gants, des lunettes et des bouchons d'oreille).
On constate que c'est l'expérience antérieure qui explique massivement la différence entre les comportements observés : 60 % des consignes sont respectées par ceux qui n'ont pas d'expérience et ce pourcentage passe à 80 lorsque les sujets ont eu au préalable une présentation axée sur la sécurité. En revanche seulement 37,5 % des consignes sont respectées par ceux qui ont une expérience et ce pourcentage n'augmente pas de façon significative avec une présentation axée sur la sécurité.
Selon l'auteur la clarté des instructions n'influence pratiquement pas le respect des consignes de sécurité. Il est toutefois préférable que la notice ne minimise pas le risque que présente l'usage des outils dangereux sans susciter la peur pour autant. Il est nécessaire d'indiquer les différentes possibilités de s'accidenter tout en soulignant que le gain apporté par le non-respect des instructions est pratiquement négligeable (en temps et en effort).
Cette expérience confirme la perméabilité des nouveaux aux consignes. L’étude s’est arrêtée là. Ce que j’aurais bien voulu lire, c’est une expérience similaire, avec la même population, trois mois plus tard. On ne peut que supposer : les nouveaux vont imiter les anciens.
Les cours où les participants écoutent religieusement un animateur, les films et vidéos, les témoignages, les conseils et recommandations, les campagnes d’affichage et autres notices explicatives…n’ont pratiquement aucun impact de modification comportementale. Il s’agit cependant d’un excellent départ. La connaissance ne peut nuire à personne. Mais durant toute votre carrière, vous avez pu constater que c’était loin d’être suffisant.
Nous sommes ici dans la cadre de la communication persuasive. Elle n’est pas à rejeter, pas du tout, elle doit seulement servir de base à des engagements réels.
2. Les limites de l’autorité, de la menace et des punitions.
Faire preuve d’autorité peut se révéler efficace pour modifier le comportement d’autrui mais ce changement n’a lieu que durant le temps de la pression exercée, car il ne s’accompagne pas d’un changement d’état d’esprit.
Les recherches montrent même que l’autorité favorise plutôt la contestation, ou au minimum une tentative de conserver sa liberté d’action, avec comme conséquence la production de comportements contraires à ceux qui étaient initialement désirés. Vous l’avez connu, quand on vous oblige à faire quelque chose, une partie de vous se rebelle.
Il faut voir aussi de quel type d’autorité on parle. Si on parle d’une autorité toute puissante, vous pouvez obtenir une adhésion quasi-totale aux règles. Plus besoin de discuter ni d’expliquer. Vous obéissez ou quelque chose de terrible va vous arriver.
Ce type de gestion n’est envisageable qu’avec deux conditions, qui doivent être toutes deux remplies. Il faut à la fois inspirer un niveau de peur très élevé, et il faut que cette tension soit constante. Pire, si les deux critères ne sont pas remplis, c’est quasi un encouragement à la rébellion. La révolte moderne en entreprise ne demande plus de descendre dans la rue. Il est bien plus commode de ne pas venir travailler, de tomber en burnout ou de déposer une plainte pour harcèlement.
A Bangkok, Thaïlande, ont éclaté des manifestations étudiantes en 2021. Ils voulaient davantage de démocratie, une révision de la constitution et moins de pouvoir pour le Roi, sachant que ce pays est le dernier au monde à avoir dans son répertoire juridique, le crime de lèse-majesté, qui peut vous envoyer en prison pour des dizaines d’années. C’est dire à quel point ces étudiants ont pris des risques inouïs. Tout le monde s’attendait à une répression féroce et à des tirs à balles réelles dans la foule. Ce n’est pas du tout ce qui s’est produit. La police a encadré les manifestations, globalement pacifiques, a fait usage de canons à eau et de quelques coups de matraque. Ce qui ne ressemble pas du tout aux méthodes auxquelles on peut s’attendre. Mais en Thaïlande, beaucoup d’étudiants sont des enfants de l’élite du pays et il est tout de même plus compliqué d’ordonner le feu sur ses enfants que sur des paysans furieux de la misère dans laquelle ils vivent. Cette sobriété dans la réponse policière a été un encouragement pour les étudiants. Tactiquement, c’était la plus mauvaise réponse possible. Deux stratégies pouvaient fonctionner : laisser faire en attendant que les jeunes se lassent ou réprimer férocement pour les terroriser. La réaction médiane, avec arrestations de leaders et quelques blessés, a donné aux hésitants le courage d’y aller.
Mais ici, nous parlons d’une dictature militaire qui a tout pouvoir. Il n’existe aucune entreprise occidentale qui a la capacité d’inspirer une peur élevée et constante à ses salariés. Ce qui laisse supposer que les systèmes de punitions basses ou modérées qui existent toujours, fonctionnent comme des incitants à la non-adhésion.
« Le pire, ça n’est pas l’agression. Ce qui m’a vraiment heurté, c’est la réaction de la direction. Je travaille comme éducateur et durant un weekend où j’étais seul, un jeune m’a agressé pour prendre les clés du garage. Il m’a mis un coup de boule et j’ai eu le nez cassé. Le temps que je comprenne ce qu’il se passe, et il avait déjà pris les clés qui étaient attachées à ma ceinture. Puis, il a volé un véhicule et il est parti à la mer où il a commis plusieurs délits. Personne n’a pris de mes nouvelles. Pire encore, j’ai reçu à la maison une lettre de blâme car les clés n’auraient jamais dû pendre à ma ceinture mais se trouver dans l’armoire fermée. Peu de temps après, j’ai craqué et j’ai fait un burnout. Ou quelque chose comme ça, en me disant que peut-être maintenant, quelqu’un m’écouterait. »
Pourquoi conserver des méthodes qui ne fonctionnent pas, voire qui encouragent les gens à faire le contraire de ce qu’on attend d’eux ? Pour les mêmes raisons que certains opérateurs ne portent pas leur casque, c’est tout le thème de ce livre.
Pour le management aussi, le changement est difficile. Pour tout le monde, en fait.
Autre inconvénient d’un système basé sur la menace, c’est que la motivation à accepter les choses est externe –la crainte de l’autorité – et que les comportements attendus ne s’observent qu’en présence de cette autorité. Vous avez déjà dit à un opérateur de mettre ses protections auditives, il obtempère sans conviction et vous savez très qu’il va les enlever dès que vous serez hors de vue.
L’exemple le plus simple, tout le monde en a été témoin, est la présence d’un policier à un rond-point. Tout le monde respecte le code de la route. Le policier part, l’adhésion disparait.
Trop souvent, la règle de sécurité est vue comme une présence policière et donc, condamnée à l’échec.
Mais attention, la perspective d’une punition peut dans certains cas très précis être efficace. Prenons l’exemple du radar. En théorie, ça devrait fonctionner. Mais dans l’ensemble, pas tant que ça. D’une part parce que des millions de conducteurs utilisent des détecteurs de radars (la répression mène à la rébellion) et d’autre part, parce que les gens ralentissent à l’approche du radar et accélèrent quelques centaines de mètres plus loin. Tout le monde l’a fait. Ce qui veut dire que le comportement attendu ne se produit que tant que la peur subsiste. Aucune différence avec les théories en psychologie sociale. Sauf que si justement, le but attendu est le ralentissement sur une courte distance, le radar est très efficace. Par exemple à proximité d’une école. Peu importe si les gens ont un détecteur de radars ou pas, ni qu’ils accélèrent 300 mètres plus loin. Dans ce cas-ci, la crainte de la punition a une efficacité maximale. Parce que la répression se fait dans un cadre très précis, dont il n’est pas possible de sortir. Dans un environnement cadré, le recours à la motivation par la crainte est efficace. En dehors de ça, très peu.
Le bisounoursisme semble bien plus sympathique. Compter sur la collaboration des humains parce que le comportement attendu est le mieux pour tout le monde, ne fonctionne pas si bien que ça non plus. Des radars pédagogiques sont installés partout. Quand vous dépassez la limite, vous voyez apparaître votre vitesse avec un pouce rouge tourné vers le bas. Mais surtout, pas d’amende. Quand vous êtes à la bonne vitesse, vous pouvez aussi recevoir un joli sourire vert. C’est très mignon. Que ne ferait-on pas pour un sourire ? Et en plus, ça marche…pendant quelques semaines avec des diminutions de vitesse de 5 à 10%, ce qui n’est pas beaucoup, mais qui n’est pas négligeable non plus. Mais après quelques temps, si ces radars sont fixes, la tendance s’inverse et on observe même une légère augmentation de la vitesse moyenne. Caramba, encore raté !
Il est important de comprendre que la simple application bête et brutale d’une théorie ne marchera sans doute pas à tous les coups. Le radar pédagogique est une belle idée, mais il faudrait l’améliorer. En 2010, Volkswagen a désigné Kevin Richardson comme le gagnant de son concours "Fun Theory". Richardson a inventé la "loterie des radars", qui utilise les radars installés aux intersections pour récompenser ceux qui respectent la limite de vitesse avec les frais payés par ceux qui l'enfreignent.
C'est le principe du bâton et de la carotte à un tout autre niveau. La loterie des radars est le coup de pouce ultime : elle ne restreint pas le choix - vous pouvez toujours conduire aussi vite que vous le souhaitez - mais l'option la plus sûre est rendue plus attrayante d'une manière magnifiquement créative.
Je ne suis pas le seul à trouver cette idée géniale. La Société nationale suédoise pour la sécurité routière l'a apparemment aussi appréciée, puisqu'elle a collaboré avec Kevin pour expérimenter le concept à Stockholm en novembre 2010.
Au cours de l'essai, 24 857 voitures sont passées devant les caméras et la vitesse moyenne est passée de 32 km/h à 25 km/h, soit exactement la limite de vitesse des routes principales de Stockholm !
Bien entendu, les entreprises ont changé et les cadres ne hurlent plus, ne menacent plus trop et n’insultent plus personne. Ce n’est plus à la mode et la crainte de poursuites pour harcèlement fait le reste. La peur a changé de camp.
Suis-je en train de suggérer de mettre un terme aux punitions dans l’entreprise ? Pas vraiment. N’oublions pas que la pire punition possible dans une organisation est de s’en faire renvoyer, ce qui n’est quand même pas la chaise électrique. Que le salarié punit s’en trouvera choqué et trouvera presque toujours la punition injuste. « Pourquoi ça tombe sur moi alors que les autres le font ? ».
La punition n’aura que très rarement un impact pédagogique sur le puni. En fait, pratiquement jamais. Mais l’existence de ces punitions et leur mise en pratique peuvent avoir un impact sur le reste des équipes. A ce stade et à notre époque, presque tout le monde est convaincu que les punitions ne servent pas à grand-chose, sont un aveu d’échec et à utiliser en ultime recours.
Dans le meilleur des cas, une punition peut intervenir pour stopper un comportement inadéquat, mais je ne vois pas comment une punition pourrait servir pour amorcer un comportement.
J'entends souvent la phrase suivante : "Nous devrions punir celui-là pour envoyer le message que nous prenons la sécurité au sérieux.". Rien que dans une phrase, il y a déjà deux choses incohérentes. Premièrement, la punition pour l’exemple a quelque chose qui me dérange, qui infantilise et surtout, qui provoque une lourde colère. Ensuite, ce n’est pas dans vos actes belliqueux que les équipes doivent voir votre engagement dans la sécurité, mais dans votre pratique quotidienne. Une punition est immédiate ou perd totalement de son sens. S’il y a enquête, remise de rapport et que la punition tombe dans six mois, que pouvez-vous espérer d’autre comme réaction qu’un violent sentiment d’injustice ?
Vous ne sanctionnez pas les erreurs, vous les accompagnez. La volonté délibérée de défier l’autorité, le règlement, de s’opposer aux instructions reçues peuvent relever de la punition. Mais s’il s’agit d’une punition symbolique, comme cet agent qui a jeté un billet de cinq euros sur la table de son manager parce que c’est la somme qu’il allait perdre, ne perdez pas votre temps. La punition symbolique est à proscrire absolument car elle renforce les comportements de défiance. Si vous n’avez rien de costaud dans votre arsenal de châtiments, laissez tomber plutôt que de vous ridiculiser.
La crainte de l’autorité a un autre effet pervers, et celui-là, c’est justement l’autorité qui en paie les frais. Pourquoi les humains mentent ou dissimulent la vérité, que ce soient des enfants ou des adultes ? C’est évident, non ? Parce qu’ils craignent les conséquences. S’ils ne craignaient pas les conséquences, ils ne mentiraient pas. Quand vous étiez adolescent et qu’un comportement risquait de vous amener une punition, que faisiez-vous ? Vous renonciez au comportement ou vous le dissimuliez ?
Les dictateurs disparaissent presque toujours de la scène pour la même raison : leur entourage ment. Les généraux inventent des victoires et parfois même des armées fantômes et disent à Son Excellence, uniquement ce qu’il veut entendre. C’est risible et pitoyable, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas un dictateur quand même. Vous faites juste preuve d’une légitime et sage autorité. Ça, c’est votre perception, qui peut être correcte ou pas. Mais si vos équipes vous craignent, ou sont inquiets des conséquences, ils feront exactement comme ces généraux et vous n’aurez jamais la bonne information. Elle sera édulcorée, reconfigurée ou cachée. Souvent, le grand perdant de l’autorité, c’est celui qui en est le détenteur.
Nous réalisons aujourd'hui, plus que jamais, que les gens font les choses pour une raison, bonne ou mauvaise. Si nous ne changeons pas la raison, nous ne changerons pas le comportement. Pourquoi une personne fait, à répétition, le contraire de ce qui est attendu ? Si vous ne parvenez pas à répondre à cette question, qui peut être bien subtile, votre punition ne vaudra rien, car le contexte, ce fameux contexte, n’aura pas changé.
Qui dit punition, dit obéissance supposée. Nous allons voir à quel point l’obéissance peut se retourner contre les intérêts de la sécurité.
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