Introduction

Ils sont une dizaine à remplir un questionnaire. Tout le monde a l’air très concentré. La scène se déroule dans une banale salle de réunion. Soudain, on peut entendre à travers le mur un hurlement de douleur. Une personne lève la tête, prête à bondir, regarde à gauche, à droite, tout le monde continue à tapoter gentiment sur son clavier. A son tour, la personne reprend sa tâche.

En réalité, il n’y a qu’un seul sujet d’étude. Celui qui a regardé dans tous les sens. Tous les autres sont des comparses. Dans ce cas de figure, neuf personnes sur dix resteront sur leur chaise. Une sur dix se lèvera et sortira de la pièce pour aller voir ce qu’il se passe.

Si vous montrez ensuite la vidéo de cette scène à un groupe de gens, vous entendrez des choses comme :

  • « On vit vraiment une époque de fous, c’est chacun pour soi. »
  • « Comment est-ce possible de ne rien faire, c’est dingue. »
  • « C’est vraiment un exemple de l’indifférence du monde moderne. »
  • « Moi, c’est sûr et certain que je me serais levé pour aller voir. »

Mais est-ce vraiment de l’indifférence ? Pour le savoir, les chercheurs ont changé un élément du contexte. Dans une deuxième série d’expériences, chaque sujet rentre dans une salle vide pour remplir un questionnaire. La seule différence avec l’expérience précédente, c’est qu’ici, la personne est seule dans la salle de réunion.

Quand le même hurlement de douleur perce à nouveau à travers le mur, ils sont maintenant neuf sur dix à se lever et aller voir ce qu’il se passe.

La seule différence entre les deux expériences est la présence ou non de personnes dans la salle de réunion.

Cette simple présence, passive, aura un impact majeur sur le comportement de 90 % des gens. Dans la première expérience, la majorité des gens ne font rien, parce que les autres ne font rien. Dans la deuxième, ils doivent prendre une décision sur base de leur interprétation de la situation.

La seule vraie différence, c’est le contexte et c’est exactement le thème de ce livre. Parce que la personnalité des gens est bien moins importante que le contexte pour prévoir les comportements. Et quand on travaille en sécurité du travail, c’est une merveilleuse nouvelle. Vous n’avez pas le pouvoir de changer la personnalité des gens, mais le contexte, lui, vous pouvez le changer assez facilement. Nous en reparlerons souvent.

Le contexte, on va souvent en parler, alors autant bien expliquer ce que c’est : le contexte réfère aux stimuli d'arrière-plan qui accompagnent certains types d’événements de premier plan (définition, Wikipédia) : l’environnement, les gens présents et ce qu’ils font, l’endroit, le moment…Le contexte est la partie de l’évènement sur lequel nous avons le plus de pouvoir d’influence.

« Combien de fois je t’ai déjà dit de mettre ton casque ! » est un manuel de psychologie sociale avec une forte orientation sécurité au travail.

« La psychologie sociale est la branche de la psychologie expérimentale qui étudie de façon empirique comment  les pensées, les émotions et les comportements des individus sont influencés par la présence réelle, imaginaire ou implicite d'autres personnes » (Allport, 1954). Il s’agit d’une science très récente, qui n’a même pas encore fêté son centième anniversaire.

Avec mes collègues, cela fait à peu près vingt ans que nous mettons ces théories en pratique sur le terrain, que ce soit sous forme d’ateliers, de formations, de coachings ou de campagnes de communication.

Notre job est d’influencer les comportements de sécurité. Dans l’expérience précédente, celle dans le contexte de groupe, neuf personnes sur dix n’interviennent pas. Sont-elles indifférentes ? Pas du tout. Veulent-elles intervenir ? Oui, absolument. Il ne faudrait d’ailleurs pas grand-chose pour qu’elles le fassent. Et ce pas grand-chose est le cœur de ce livre.

Cela veut-il dire qu’il est possible en utilisant ces théories, de changer la façon dont les travailleurs de première ligne abordent la sécurité ? Oui, c’est exactement ce que ça veut dire. Enfin, presque. Les méthodes comportementales abordées dans ce livre fonctionnent. Surtout quand l’ensemble de l’entreprise a une volonté de travailler sur la sécurité.

Pour dire les choses simplement, le contexte a une très grosse influence sur le comportement. Vous modifiez le contexte, les comportements changent.

Rentrez chez vous avec une heure de retard sans prévenir, ou bien à l’heure mais avec des chocolats ou une bouteille de champagne, à moins que vous ne sentiez très fort l’alcool ou un parfum suspect…tous ces éléments du contexte auront une grande importance sur la suite de votre soirée et le comportement des gens avec qui vous vivez.

Vous stoppez à un feu rouge, vous démarrez au vert. Ça ne change pas qui vous êtes, c’est juste le feu qui a un impact sur le comportement.  Pareil quand il pleut sur l’autoroute. Et dans des tas de circonstances différentes.

Il n’y a pas que l’environnement sur lequel nous allons travailler. Mais aussi, surtout, sur ce qui fait que les gens ne font pas toujours ce qu’ils doivent, alors qu’au fond, ils savent ce qui est la meilleure chose à faire. Comme moi. Il y a une jolie salle de sport en face de chez moi. J’ai vraiment envie d’y aller. Je me dis tous les jours que je vais y aller. Pourtant, je n’y vais pas. Il ne faudrait pas grand-chose pour que je traverse la rue et que je commence à m’entrainer. Juste un p’tit coup de pouce.

Les métiers de la sécurité au travail sont frustrants. Quand vous travaillez au marketing et que vous lancez une campagne qui a du succès, vous voyez le résultat parce que les ventes explosent. Vous êtes un génie de la R&D ? Vous avez inventé le produit miracle ? Vous pouvez le toucher ou le voir. Alors que dans la sécurité, quand vous faites de votre mieux et que ça fonctionne, il ne se passe rien. Absolument rien du tout. Votre médaille d’or, c’est l’absence de quelque chose : les accidents. Rien que vous pouvez voir ou toucher. En bonus, vous êtes souvent considéré comme l’emmerdeur de service ou l’ignoble suppôt de la direction. Ce qui me frappe dans mon job, c’est que pratiquement tous les gens avec qui j’ai travaillé dans les départements HSE ont un niveau de motivation très élevé. Parfois abattus, rarement découragés.  Du coup, j’espère que la lecture de ce qui suit vous sera utile.